A quelques semaines du début des JO de Paris, qui verront nos équipes de rugby à sept briguer une médaille, les articles se multiplient qui rappellent l’histoire mouvementée de ce sport au sein du giron olympique. Une histoire débutée en 1900, interrompue en 1924 pour une longue traversée du désert, avant un retour aux Jeux de Rio en 2016 sous sa forme la plus universelle et la plus compatible avec le calendrier des compétitions.
Le motif invoqué pour expliquer le bannissement du rugby en 1924 est, à force d’avoir été répété, devenus incontestable : la brutalité de la finale disputée entre la France et les États-Unis fut telle qu’elle horrifia les dirigeants olympiques qui décidèrent en conséquence d’exclure le rugby de la liste des disciplines admises à la grande kermesse internationale des sports. Et c’est une phrase, soi-disant prononcée à l’occasion de ce match, qui illustre immanquablement chaque article consacré à ce sujet : « C’est ce qu’on peut faire de mieux sans couteau et sans revolver ».
Si cette sentence fut bien édictée par Allan Muhr, Américain francophile très impliqué dans le rugby tricolore du début du 20ème siècle, elle ne le fut pas à cette occasion, et pour cause…
Le 18 mai 1924 se dispute donc la finale du tournoi olympique de rugby, qui opposa le XV de France à celui des États-Unis. Le compte-rendu du match dans le quotidien L’auto fait état d’une nette domination américaine, domination qui se manifeste avant tout sur le plan physique. Le journaliste évoque à cet égard « un travail de puissance et de force dans la ligne d’avants d’Amérique ». Mais de violence, point. Sur une offensive tricolore Aldophe Jauréguy est plaqué par un adversaire et reste étendu pour le compte. Réduits à 14, les Français atteignent la mi-temps avec un déficit de trois points sur les Américains. La seconde période est de la même eau. Les joueurs des États-Unis dominent, alliant la puissance au dynamisme. Comme le note le compte-rendu, « nos adversaires font des efforts fantastiques ». Blessé au genou, le trois-quarts centre Jean Vaysse doit à son tour quitter le terrain et laisse ses coéquipiers évoluer à treize contre quinze. Dans cette rencontre à sens unique, les Américains l’emportent 17 à 3.
Dans son papier, le journaliste conclue que « la défaite de l’équipe de France est nette et régulière », l’équipe américaine se distinguant par « une vitesse et des moyens physiques supérieurs », entretenus et favorisés par un « entraînement méthodique et raisonné ». Ce ne fut pas le cas des Français, épuisés par une saison éprouvante et bien moins efficacement préparés pour le tournoi olympique. Résumant la performance américaine, l’article qualifie le jeu américain de « sec et dur, mais pas brutal », prenant soin de préciser que les sorties de Jauréguy et Vaysse furent plutôt le fait de circonstances malheureuses que d’actes de brutalité. Bref, un match viril, mais correct.
Cependant, c’est en tribune que la violence s’exprima. Un supporter américain fut blessé à coups de cannes par des spectateurs dont le chauvinisme exacerbé offrit le pitoyable spectacle « d’une collectivité qui ne sait pas accepter la défaite », bien éloigné des valeurs olympiques. Ces débordements scellèrent le sort olympique d’un rugby à XV qui ne faisait pas l’unanimité puisque les équipes britanniques boudèrent le tournoi et se saisirent de l’épisode pour acter son exclusion du programme olympique.
On le voit, ce n’est donc pas cette rencontre entre Français et Américains qui value à la phrase d’Allan Muhr de passer à la postérité et à des générations de journalistes d’entretenir le mythe d’une finale olympique violente, à l’origine du bannissement de l’ovale pendant près de cent ans. Il faut, pour retrouver l’origine de cette confusion, remonter à un autre match organisé cinq ans auparavant, à l’occasion des jeux interalliés organisés au sortir de la première guerre mondiale.
Le 29 juin 1919, l’équipe de l’armée française, sélectionnée par Allan Muhr, disputa sur le stade du Matin (futur stade Yves-du-Manoir) à Colombes, une partie qui, de l’aveu même d’Adolphe Jauréguy, aligné ce jour là, « dégénéra, dès le début, en un furieux pugilat ». Le quotidien L’Auto, qui en rend compte le lendemain, évoque « un très vilain match, joué par deux équipes qui voulaient gagner à tout prix et qui ne regardèrent pas aux moyens pour obtenir la décision ». Parmi les tricolores, le pilier Jean-René Nicolaï se distingua en mordant au cou son vis-à-vis en mêlée, et en y maintenant ses dents plantées jusqu’à l’arrivée de l’arbitre. Une série d’échauffourées plus violentes et antisportives les unes que les autres émaillèrent la rencontre, jusqu’à ce qu’une bagarre générale n’éclate en toute fin de match. Les tribunes ne furent pas en reste, qu’il fallut calmer à grands jets d’eau froides dispensés par des lances d’arrosage. Le score, anecdotique, fut de 8 à 3 pour le XV tricolore. Et Allan Muhr résuma le match par la phrase que l’on sait…
Ailier légendaire du Stadoceste tarbais, puis du Stade toulousain, et du Stade français, pensionnaire du XV de France de 1919 à 1929, Adolphe Jauréguy consigna ses souvenirs ovales dans un ouvrage encore édité aujourd’hui, intitulé « Qui veut jouer avec moi ? » dans lequel il relate l’épisode – et la célèbre phrase d’Allan Muhr, avec verve et humour. On ne saurait que trop le conseiller aux lecteurs curieux de découvrir ce rugby d’une autre époque. Et aux journalistes en quête d’exactitude.